
Quand histoire et sciences dialoguent : Entretien avec Meyssa Ben Saad
By Grégory Clesse
Mars 2025 – Dans cet entretien, Meyssa Ben Saad, historienne des sciences et biologiste de formation, revient sur son parcours académique et ses recherches consacrées aux sciences naturelles dans le monde arabe médiéval. Elle évoque son intérêt pour la transmission des savoirs entre Orient et Occident ainsi que la construction des connaissances biologiques à travers les siècles.
L’entretien met en lumière l’organisation du colloque international « Quand histoire et sciences se rencontrent » à Tunis et Carthage, qu’elle a coordonné avec des collègues tunisiens et de l’UCLouvain. Ce projet, né d’échanges interdisciplinaires et transnationaux, visait à mieux intégrer l’histoire des sciences dans les cursus universitaires et à repenser l’apport des sciences arabo-islamiques dans une perspective globale. L’événement a réuni des chercheurs de divers horizons pour interroger les méthodes, les classifications et les circulations des savoirs au Moyen Âge, tout en abordant les défis liés aux interprétations contemporaines.
Meyssa Ben Saad souligne également les tensions épistémologiques qui traversent encore aujourd’hui l’étude de l’histoire des sciences, notamment entre continuité et discontinuité des savoirs, et entre anachronismes et lectures contextualisées. Elle insiste sur la nécessité de dépasser les cloisonnements disciplinaires pour reconnaître l’histoire des sciences comme une discipline à part entière. Enfin, elle revient sur les résultats marquants du colloque et sur les perspectives de collaboration future dans ce domaine de recherche en pleine évolution.
À propos de Meyssa Ben Saad
Meyssa Ben Saad est une historienne des sciences (Spéc. Histoire des sciences naturelles, écrites en langue arabe – Moyen-Age). Biologiste de formation, actuellement Maître-Assistante à l’Université de la Manouba (Tunisie), membre du Laboratoire du Monde arabo-islamique médiéval (Univ. Tunis) et membre associée SPHère UMR 7219 – Univ. Paris Cité. Publication récente : Ordonner le monde vivant dans le Kitâb al-Hayawân d’al-Gâhiz (776-868) Zoologie et connaissance du vivant dans les sciences arabes médiévales.
L’entretien
Grégory Clesse: Meyssa, merci beaucoup d’avoir accepté de faire cette interview pour nous à l’IPM. Je vais vous présenter brièvement avant de passer aux questions
Meyssa Ben Saad: Bonjour ! Tout d’abord, je vous remercie pour cette interview et de votre intérêt pour nos thématiques de recherche.
Alors, en quelques mots, je suis historienne des sciences, plus particulièrement historienne des sciences de la vie arabes médiévales, mais je m’intéresse aussi aux questions relatives à la transmission des savoirs entre Orient et Occident et à la construction des savoirs naturalistes et biologiques de manière diachronique.
Je suis biologiste de formation et je me suis orientée vers des études d’histoire des sciences en 3ème cycle (DEA, à l’époque). J’ai soutenu ma thèse de Doctorat en « Epistémologie et Histoire des Sciences et Techniques », à l’Université Paris-Cité, en 2010 sur le thème de la « Connaissance du vivant chez le savant arabe al-Gâhiz (776-868) » au Laboratoire SPHère. Et actuellement, je suis Maître-Assistante à l’Université de la Manouba (Tunisie).
GC: En février, tu as porté, avec d’autres collègues tunisiens et de l’UCLouvain, l’organisation d’un colloque international important à Tunis (et à Carthage) : “Quand histoire et sciences se rencontrent : quel regard historique porter sur la circulation des savoirs au Moyen Âge ?” Peux-tu nous raconter comment est né ce projet?
MBS: C’est une idée qui germait depuis longtemps, et qui personnellement me tenait beaucoup à cœur, dans une perspective de promotion de l’histoire des sciences, dont le statut n’est pas encore pleinement reconnu dans les cursus universitaires (surtout en Tunisie, où elle n’est enseignée que de manière incidente, plus dans les cursus philosophiques qu’historiques ou scientifiques, et avec des approches non renouvelées).
Après un séjour très fructueux en Belgique, à travers diverses rencontres et échanges avec les collègues de l’UCLouvain, avec qui j’ai eu le plaisir de collaborer, et qui ont eu la gentillesse de me faire participer à certains de leurs travaux, le projet a pris forme, notamment suite aux diverses discussions entamées lors du programme ARC « Speculum Arabicum » (porté par Godefroid de Callatay, Baudouin Van den Abeele et Mattia Cavagna, 2013-2017) et à notre volonté commune de prolonger ces réflexions.
Etant originaires de Tunisie, il nous a semblé évident, avec ma collègue et amie tunisienne Kaouthar Lamouchi-Chebbi et les collègues et amis belges, particulièrement Grégory Clesse et Florence Ninitte, (acteurs de l’ARC Speculum Arabicum et co-organisateurs de ce colloque) de poursuivre cette aventure, ici, à Tunis, en élargissant les thématiques et en invitant à collaborer des collègues de l’autre rive de la Méditerranée, dans une double continuité : d’abord, celle du Speculum Arabicum, et celle, engagée par des collègues sur place (historiens, mathématiciens, archéologues, etc.) qui avaient initié un projet de relecture « historique » des sciences, à travers le colloque « Revisiter l’histoire des sciences, des savoirs, des techniques et des arts au Moyen-Age », organisé par le Laboratoire du monde arabo-islamique médiéval (Univ. Tunis), tenu en 2015.

Notre perspective était de promouvoir et d’objectiver l’apport des sciences arabo-islamiques médiévales à l’histoire des sciences générale, mais aussi, de manière plus large, d’interroger et de faire dialoguer divers spécialistes dont les approches respectives allaient apporter un éclairage particulier sur une histoire des sciences dans toutes ses dimensions : historiens médiévistes, héllénistes, byzantinistes, ou arabisants, mais aussi épistémologues et scientifiques de terrain (mathématiciens, physiciens, biologistes, …) ou encore philologues et socio-anthropologues, en focalisant sur le Moyen-Age, période charnière de l’histoire des sciences et qui suscite un intérêt encore vivace.
Cette perspective s’est illustrée à travers le croisement des 2 termes histoire et sciences – que l’on retrouve dans le titre du colloque – croisement opéré par :
– l’invitation à une relecture délibérément historienne des savoirs, c’est-à-dire une lecture qui interroge les contextes intellectuel, socio-culturel, politique, économique qui ont structuré les savoirs scientifiques et leur construction, ainsi que les débats et controverses qui ont jalonné cette histoire ;
– l’appel à la redéfinition de la science et de son statut tout au long de l’histoire, les concepts qui l’ont définie et leur articulation dans le temps et dans l’espace, la classification des savoirs selon l’arrière-plan intellectuel et culturel, ainsi que les obstacles épistémologiques et linguistiques qui ont freiné une lecture objective des savoirs anciens, liés aux voies de transmission des savoirs (traductions, voyages, enseignement, …)

GC: Tu nous disais être venue à l’histoire des sciences après une formation de biologiste: comment voit-on l’histoire des sciences dans le monde des sciences précisément ?
MBS: Oui, en effet. A titre personnel, je m’étais intéressée depuis le début de mes études supérieures à l’histoire et à l’épistémologie des sciences. Nous avions même en 1ère année de Licence un module « histoire des sciences ». Et comme je me suis particulièrement intéressée à l’étude du monde vivant, aux classifications des êtres vivants (plantes et animaux) et aux hypothèses d’évolution des espèces lorsque j’étais encore étudiante, j’avais souhaité interroger le processus intellectuel qui animait les savants des époques antérieures au sujet du monde qui les entoure, leur volonté de comprendre l’organisation du monde, entre observations, expériences, lectures et discussions des textes des autres savants, et le contexte d’émergence de ces idées, pratiques/théories, etc.
Ce qui fait qu’en tant que « scientifique » de formation, on ne peut s’empêcher d’interroger le passé, via nos connaissances actuelles, ce qui est un piège qui peut nous induire en erreur dans l’appréciation et l’analyse des savoirs anciens. C’est pourquoi il est nécessaire d’avoir en plus une formation en histoire des sciences pour manier cette lecture à travers des outils et des méthodes spécifiques et de manière rigoureuse, pour échapper aux pièges de l’anachronisme ou aux projections biaisées sur l’exercice d’un savoir scientifique ancien qui serait perçu selon des catégories/modèles qui ne sont pas ceux de l’époque étudiée.
C’est pourquoi, il y a malheureusement deux écueils à éviter et que l’on retrouve dans les milieux « scientifiques » aujourd’hui : une vision progressiste et linéaire (voire téléologique) des sciences qui entraîne un désintérêt pour les sciences du passé chez de nombreux scientifiques, convaincus du caractère périmé, désuet des savoirs anciens, ou une vision plutôt continuiste, ne cherchant dans le passé que ce qui peut rappeler la science actuelle, d’où la recherche du « précurseur », qui, faute de contextualisation, va sur-interpréter une découverte ancienne qui ne peut correspondre à un cadre épistémologique d’un autre temps, ou à l’inverse, minimiser, voire déconsidérer un savoir du passé parce qu’il ne serait pas « correct » selon les normes actuelles.
A l’inverse, une vision discontinuiste, que l’on retrouve plutôt chez les philosophes des sciences, aura tendance à disqualifier les sciences du passé, dans une vision – certes non continue – mais qui envisage le passé comme une période d’errances, d’erreurs ou de frein à l’exercice de la pensée rationnelle, qui elle, ne verra le jour qu’avec des ruptures, comme la mise au point de « la » méthode issue de la révolution scientifique du XVIIe s. en Europe (vision depuis contestée par de nombreux travaux récents, notamment ceux de R. Rashed (1984) qui avait dénoncé le caractère « eurocentré » de cette lecture)
GC: Concrètement, sur place, quelles ont été tes impressions ? Satisfaite des échanges et des présentations ?
MBS: C’est toujours difficile à estimer objectivement du point de vue des organisateurs. Nous étions tout d’abord très heureux d’accueillir en Tunisie nos amis de Belgique, mais également de France, d’Italie, de Suisse, d’Espagne, du Portugal, de Russie, du Royaume-Uni et d’Iran, qui ont témoigné leur intérêt pour l’argumentaire et qui nous ont offert de très intéressantes et stimulantes communications, touchant à des disciplines scientifiques diverses : des mathématiques à la musicologie, de la mécanique aux techniques, ou encore des sciences du vivant et de la médecine, avec également des panels focalisant sur l’historiographie des sciences et sur les débats autour du statut, de la nature et des diverses classifications des sciences, toujours avec cet aller-retour Orient et Occident, appuyant l’idée d’une science dynamique, non figée, se nourrissant des échanges et de la circulation, à travers des moyens divers : circulation des textes et traductions, voies commerciales et diplomatiques, histoire matérielle, rôle des voyages et des institutions, etc.
Donc, oui, dans l’ensemble, je suis satisfaite de la qualité scientifique des travaux et des échanges très stimulants, et j’espère que nos invités l’ont été également.

GC: Si tu devais isoler un ou deux résultats marquants à l’issue de cette rencontre, quels seraient-ils ?
MBS: Une question qui mérite un retour plus approfondi sur le bilan complet du colloque, qui a été riche et auquel ont participé plus d’une cinquantaine de chercheurs !
De nombreux débats ont été soulevés, des questions d’actualité ont permis de rebondir sur le rôle majeur du contexte historique qui façonne le développement du savoir, qui en oriente les objectifs (l’exemple du rôle des épidémies dans l’histoire de la médecine, de la volonté politique de financer des traductions ou de construire des observatoires, l’émergence des Universités qui centralisent la pratique des savoirs, etc..) , on peut dégager un ou deux points récurrents lors des divers panels :
– Les approches linguistiques et culturelles, voire culturalistes dans l’analyse des sources ont été confrontées : nos diverses formations respectives ont eu tendance à isoler, voire limiter les chercheurs dans une aire culturelle et/ou linguistique, qui, par manque de sources disponibles dans d’autres langues (manuscrits non édités, ouvrages non traduits, etc.), ont souvent amené à une interprétation incomplète des savoirs de l’altérité, si je puis dire.
– La difficulté à se détacher de nos repères actuels autour de la scientificité d’une pratique ou d’un savoir et les projections anachroniques (qu’elles soient positives ou négatives) : les nécessités théoriques ne sont pas toujours les mêmes dans le temps et dans l’espace, les catégories conceptuelles peuvent même différer à la même époque, à deux endroits différents (les exemples des classifications des savoirs dans le monde arabe et dans le monde latin en sont un exemple) , les voies vers la rationalité sont parfois différentes, ce qui n’exclut pas des visées « rationnelles » chez les savants, même avec des outils méthodologiques et conceptuels différents des nôtres (la question de la suprématie de l’oral sur l’écrit, ont été notamment discutés).
Tout ceci est révélateur d’éléments constitutifs de l’histoire des sciences, qui méritent d’être rappelés et d’engager de nouvelles recherches. Ainsi, cette manifestation scientifique a été une invitation à repenser le cloisonnement disciplinaire dont souffre encore l’histoire des sciences, permettant d’en redéfinir les contours, encore trop souvent perçus comme appartenant soit à la philosophie, soit à l’histoire, ou aux sciences exactes sans possibilité de se croiser et de se compléter, sans possibilités de passerelles entre ces 3 champs disciplinaires. L’histoire des sciences mérite bel et bien d’être une discipline « à part entière », comme le revendiquait Jacques Roger («Pour une histoire des sciences à part entière , 1995)
GC: J’imagine que les collaborations vont alors se poursuivre, on l’espère en tout cas…
MBS: Je l’espère également, de nombreuses pistes ont émergé de ces rencontres et nous avons encore de nombreuses idées à faire fleurir !
©️Grégory Clesse | “Quand histoire et sciences dialoguent”, IPM Monthly 4/3 (2025).
